Mai 1968. Paris épuisé, effrayé, attend. La France inquiète, qui n’y comprend rien, attend. Le monde, curieux, attend. De Gaulle va parler. La jeunesse a fait flamber un quartier de Paris. Par jeu ? par énervement ? par politique ? Le sait-elle elle-même ? En conclusion, elle a demandé à de Gaulle de s’en aller. Au lieu de répondre, il a disparu pendant deux jours. On saura plus tard qu’il est allé voir Massu. Mais personne ne saura dire exactement pourquoi. Voici la raison de ce voyage :
Lorsque de Gaulle reçut du colonel P… l’ampoule qui avait été dérobée à Khrouchtchev, il la rangea dans son coffre personnel à l’Élysée. Mais au cours des années qui suivirent, il eut plusieurs fois la preuve que nul coffre, à l’Élysée, n’était à l’abri des investigations des services secrets. Lesquels ? Sans doute les siens. On ne dérobait rien, mais on visitait. C’était peut-être pour tout savoir afin de mieux le protéger. Peut-être… Il avait dès le premier jour gratté l’étiquette marquée de trois caractères cyrilliques. Seul le colonel P… les avait vus, et le colonel P… était mort…
Mais cette ampoule sans indication devait intriguer les visiteurs curieux qui examinaient ses papiers en croyant ne pas laisser de traces. Si l’un d’eux, un jour, y faisait un prélèvement, pour savoir ? Ce n’était pas impossible. C’était risqué. Mais le risque ne les effraie pas. Au contraire. Il les excite. Surtout s’il est idiot. De Gaulle le savait. Il changea l’ampoule plusieurs fois de place et en arriva, comme Khrouchtchev, à porter toujours sur lui l’étui qui la contenait. Cela l’irritait.
Il trouva enfin la solution. Pour lui il n’existait qu’une façon d’être un homme : c’était d’être soldat. Cela signifiait la probité, la dureté, la simplicité, la clarté. Pas de problème. Massu était le soldat par excellence. Il lui donna un commandement en Allemagne, le nomma général, et lui confia l’ampoule en lui disant qu’il devrait faire tuer toute l’armée, si c’était nécessaire, pour la défendre. Ensuite la détruire par le feu, avant de mourir. Enfin il dormit tranquille.
Mai 68 le surprit. « On » avait profité de son absence pour déclencher cette révolution de collégiens, qui allait ébranler et peut-être jeter par terre la France qu’il avait eu tant de peine à faire tenir de nouveau sur ses pieds. « On » ? Qui ? Qui haïssait la France depuis toujours, et plus encore depuis que celle-ci se relevait, alors qu’elle-même s’abîmait ? L’Angleterre, bien sûr, qui avait déjà suscité la Révolution contre les rois, mobilisé l’Europe contre l’Empereur, occupé les Républiques avec les francs-maçons… Ou peut-être les États-Unis, qui n’admettaient pas qu’on pût refuser de se courber devant le dollar ? Angleterre, États-Unis, de toutes façons c’était la même chose, les Anglo-Saxons, les Angles, les Saxons, ennemis de la France avant même Rome.
À moins que les Chinois… De Gaulle était las, et ne voyait plus clairement les solutions. Faire face, encore une fois… Oui, bien sûr, l’âme était toujours trempée, mais le corps fatigué rendait parfois l’esprit trop lent à bien comprendre. Soixante-dix-huit ans, les séquelles de l’opération, les organes qui s’engorgent, les muscles qui traînent, les articulations qui grincent, alors qu’il faudrait être jeune comme ces jeunes pour réagir aussi vite qu’eux…
Alors il pensa à l’ampoule et comprit Kennedy. Il ne rajeunirait pas mais deviendrait un vieillard solide. Son corps, au lieu d’être à la traîne, l’entraînerait. Il pourrait, une fois de plus, tirer la France par le col hors de la boue où les Nations et les Français eux-mêmes cherchaient sans cesse à la faire se vautrer. La contagion ? On verrait plus tard. Il fallait d’abord, cette semaine, demain, être en état de faire ce qu’il y avait à faire.
Il alla trouver Massu, et revint avec l’ampoule. Telle fut la raison de son voyage…
Il a annoncé qu’il parlerait ce soir. Ses partisans, inquiets, attendent. Ses adversaires et ses ennemis, déjà joyeux, attendent. Les jeunes, un peu étonnés d’avoir fait tant de bruit et tant d’effet, attendent…
Son médecin personnel, convoqué, attend dans la pièce voisine. L’équipe de la Télévision a tout préparé dans le salon habituel, et attend.
Il s’est enfermé seul dans son bureau. L’étui contenant l’ampoule est posé sur le buvard. Debout, la tête bien droite, les mains l’une dans l’autre au bas de son ventre qui pèse, les yeux fermés, il prie…
— Mon Dieu, ai-je le droit ?
Il sait bien qu’il a le droit. Il a toujours su qu’il avait le droit… Ce n’est pas cela qui le fait hésiter et l’a appelé à cette confrontation au sommet.
— Mon Dieu, je suis un vieil homme, recru d’espérances et de déceptions… Je deviendrai un vieillard qui ne veut pas mourir… Ils en ont déjà assez de moi… Ils me haïront, jusqu’à ce qu’ils me tuent… Alors que Vous avez peut-être déjà décidé de m’appeler dans Votre paix…
Dois-je me mettre en travers de Votre décision ? Mon Dieu, c’est pour la France… Donnez-moi le courage…
Du courage, il n’en a jamais manqué. Mais cette fois-ci, serait-ce bon ou mauvais pour la France ? Ne vaut-il pas mieux pour Elle qu’il parte, plutôt que de se faire haïr par les Français ?
Il se permet alors de se souvenir de la menace, volontairement écartée de son esprit : la contagion. S’il prend l’ampoule, il deviendra contagieux. Qu’il laisse venir à son esprit cette pensée signifie qu’il a déjà choisi sa décision. Il ne prendra pas l’ampoule.
Mais si Mao l’a prise ? S’il est immortel ? Si tout son entourage, si peu à peu tous les Chinois… ?
De Gaulle ouvre les yeux et lève la tête vers le plafond.
— Eh bien, vous y pourvoirez… Chacun sa tâche…
Il renvoie son médecin et se rend dans le salon où l’attend la Télévision. Il va enregistrer son message : « Je reste. »
Cela signifie qu’il a choisi de partir, comme tous les mortels.